Un monstre marin, ça existe! C'est ce que je me suis dit en
voyant ce poisson... Cet être à l'aspect presque préhistorique est appelé
"aIlmouth" par certains riverains de la baie de Gaspé. Ce
qualificatif lui va à merveille: un poisson "tout en bouche".
Imaginez-vous un peu l'apparence de ce lophidé dont la bouche grande ouverte
mesure 16.3 cm, la largeur de la tête 29 cm, pour une longueur hors tout de 70
cm, les dimensions exactes de mon spécimen. Une bouche, un estomac et une
minuscule queue pour faire avancer cette "machine à gober" !
Ma première rencontre avec ce spécimen plutôt inattendu se produisit aux
Escoumins. À la vue de cette bouche immense plutôt menaçante, j'avais dû
battre en retraite. Bruno, un autre de mes confrères, a croisé son chemin à
Mont St-Pierre en Gaspésie. puis le dernier spécimen, celui de ma photo, a
été observé de près à Grande-Grève au Parc Forillon. Les profondeurs
variaient de 15 m à 40 m.
La Beaudroie est un poisson qui s'adapte facilement à toutes les profondeurs
jusqu'à 667 m. et à des températures d'eau variant de 0°C à 21°C. Son
corps est mou et flasque et s'affaisse partiellement lorsqu'il est retiré de
l'eau. Comme vous l'avez constaté précédemment, la tête est très grande et
même plus large que le tronc. De forme aplatie, elle entre 2½ fois dans la
longueur totale qui peut atteindre 1.2 m. Ça fait une fichue tête, hein! Elle
vous regarde avec un "sourire fendu jusqu'aux oreilles", garni de
dents irrégulières ressemblant à des canines. La gorge et le palais (vomer et
os palatins) sont tout aussi bien équipés; sur un menton considérablement
proéminent pousse une série de pattes charnues ramifiées qui donnent
l'impression qu'elle a du poil au menton. On retrouve cette même série de
pattes mais plus petites, ressemblant à de la dentelle, sur deux rangées le
long du corps à partir de l'arrière des nageoires pectorales jusqu'à la
nageoire caudale.
Une autre caractéristique remarquable de la Beaudroie est la première des
six épines qui ornent sa tête et son dos. Celle-ci est insérée à faible
distance derrière la lèvre de la mâchoire supérieure et sa longueur est à
peu près égale au quart de celle de la tête. Elle porte à son extrémité
une excroissance charnue qui ressemble à un leurre au bout d'une ligne à
pêche. Selon certains auteurs ou observateurs, cette épine étant mobile
devant la bouche, servirait d'appât à ce glouton pour attirer les proies
insouciantes à portée de sa bouche caverneuse qui engloutit tout en un temps,
deux mouvements: d'où surnom de poisson-pêcheur. D'autres affirmeraient que
cet apparat ne servirait que durant la parade nuptiale, tandis qu'un autre
groupe de scientifiques insisteraient sur le fait que toutes ces excroissances.
ces franges autour de la bouche et sur les flancs, la couleur sombre du dos, la
position des yeux et leur ressemblance à certains animaux marins fixes, aussi
bien que la présence de bosses sur le crâne ne seraient que des atouts dans
l'art du camouflage. Peu importe l'apparence de cette créature ou la fonction
de son antenne frontale, tout ce que les auteurs s'accordent à dire c'est qu'il
est un excellent prédateur puisqu'on a retrouvé dans son estomac très
extensible plusieurs espèces de proies dont les suivantes: harengs, lançons,
gaspareau, maquereau, tanche tautogue, chaboisseau, hémitriptère, raies.
crabes, étoiles de mer, ainsi même que des oiseaux marins! Étant donné que
ce "Diable des mers" (autre surnom) s'accommode de tout ce qui
lui tombe sous la dent et qu'il sait s'adapter à différentes conditions. il
n'est pas prêt de disparaître de la surface de la terre. De plus, une femelle
peut pondre des millions d'oeufs qu'elle enveloppe d'un voile de mucus de teinte
légèrement violette, qui peut mesure 9 à 12 m. de long sur 3 m. ou plus de
large.
Il arrive qu'après de fortes tempêtes on retrouve ces immenses couveuses
échouées sur les plages. Si les oeufs survivent aux caprices de Dame Nature,
ils écloront en l'espace de 1 à 3 semaines et les alevins déjà munis
d'épines seront prêts à affronter leur monde liquide et à gober tout ce qui
bouge.
Ce poisson, malgré son apparence repoussante. est consommé en grande
quantité en Europe. Pour ce qui est du Canada, il servirait surtout à la
fabrication de farine de poisson. La seule partie comestible de ce "Shovel
shark" (ainsi nommé par d'autres Gaspésiens), est le muscle caudal, et
pour en avoir fait l'essai, je peux vous affirmer qu'il ne goûte pas ce qu'il a
l'air: c'est un vrai délice.