L'après-midi
du 4 août 2002, Serge Cournoyer, 33 ans, caressait enfin du bout des
doigts l'épave de l'Empress of Ireland, un moment qu'il attendait
depuis un an. Il n'est jamais remonté à la surface...
Il devenait ainsi le sixième plongeur victime de la
malédiction de l'Empress of Ireland, qui avait coulé dans le
fleuve Saint-Laurent au large de Sainte-Luce-sur-Mer près de Rimouski, 88
ans plus tôt.
Serge Cournoyer connaissait l'histoire de l'Empress:
vers 2 heures du matin, le 29 mai 1914, le célèbre navire de croisière
du Canadien Pacifique vogue sur le fleuve vers Liverpool, en Angleterre,
quand le charbonnier norvégien Storstad croise sa route.
Un épais brouillard vient de se lever. Les deux
navires échangent des coups de sifflet. Soudain, les vigies s'aperçoivent
que les bateaux vont se toucher dans moins de 30 mètres. Le Storstad fait
marche arrière et l'Empress effectue au plus vite un virage à
tribord.
Trop tard. Le Storstad éventre le milieu du
flanc droit de l'Empress qui sombre corps et biens en 14 minutes,
emportant dans la mort 1012 passagers.
Edouard Cossboom
Le scaphandrier Edouard Cossboom, de New York, sera
le premier plongeur a avoir trouvé la mort sur l'épave qui gît depuis,
inclinée, à 45 mètres de profondeur.
Chargé de récupérer les cadavres et lingots
d'argent emprisonnés dans l'Empress, quelques jours après le
naufrage, il explore la coque du paquebot quand il perd pied. Dans sa
chute, il brise la conduite d'air qui l'alimentait.
Cossboom était sous l'eau depuis 30 minutes quand
il a cessé de répondre aux signaux de ses pairs, postés sur une goélette.
Un scaphandrier l'a retrouvé inconscient sous 130 pieds d'eau. Il a rendu
l'âme une demi-heure après avoir été hissé à bord.
Hector Moissan
L'Empress
of Ireland s'est contenté de ce 1013 décès
jusqu'en 1981. Puis, le 24 juin, Hector Moissan, 29 ans, de Rimouski,
rejoint les fantômes de l'épave.
Moissan en est à sa première plongée en eau
profonde. Il a descendu sans difficulté jusqu'à l'épave de sept étages,
longue de 550 pieds et large de 65 pieds.
Le jeune homme pénètre dans un univers immense,
creux, froid et où la visibilité est quasi nulle. Curieux, il entreprend
ses recherches dans la cave à vin.
Par deux fois, son compagnon Carol Voyer lui
souligne qu'il ne lui reste plus beaucoup d'air dans sa bonbonne. Moissan,
subjugué par ce qu'il voit, répond qu’il n'y a pas de problème. Il
attend jusqu'à la dernière minute pour remonter.
Paniqué parce qu'il commence à manquer d'air, il
arrache le détendeur de Voyer pour respirer l'air contenu dans la
bouteille de son compagnon. Mais la bouteille de Voyer est vide elle
aussi.
Moissan et Voyer se dirigent en catastrophe vers la
surface, se soutenant mutuellement. A 20 pieds de la surface, Voyer échappe
son compagnon qu'il ne reverra plus jamais vivant. Son corps a été repêché
le lendemain.
Lise Parent et Xavier Roblain
Après le décès d'Hector Moissan, l'Empress of
Ireland a attendu 15 ans avant de réclamer d'autres vies humaines.
Le 28 septembre 1996, vers 9 heures, Lise Parent, 41
ans, s'élance à son tour à la conquête de l'épave. Son conjoint, Marc
Hardenne, et son compagnon de plongée, Xavier Roblain, la regardent
plonger pour la dernière fois.
Cinq minutes plus tard, Hardenne réalise
soudainement qu'il n'y a plus de tension sur le câble que la plongeuse
devait fixer à une bouée.
Vite, Roblain finit de s'habiller et se lance à sa
recherche. Mais au moment où Hardenne s'apprête à pénétrer dans l'eau
à son tour, il voit remonter à la surface le corps de Xavier Roblain sur
le dos, inerte. Avec un autre plongeur témoin de la scène, il récupère
la victime et amorce les manoeuvres de réanimation. Quand les secours
arrivent, Hardenne plonge deux fois de suite pour retrouver sa conjointe.
À sa deuxième tentative, il la retrouve à une
profondeur de 100 pieds, sur le dos, immobile, le détendeur hors de la
bouche.
L'enquête révélera que Lise Parent s'est noyée
et que Xavier Roblain est décédé de multiples embolies gazeuses.
Pierre Lepage
L'Empress of Ireland se
rendort, mais tuera de nouveau, cinq ans plus tard.
Ce 24 juin 2001, 20 ans jour pour jour après le décès
d'Hector Moissan, Pierre Lepage, 46 ans, de Victoriaville, plonge seul
vers l'épave. Il se sent en confiance parce qu'il la connaît bien.
Lepage
et son compagnon de plongée, Dany Saint-Cyr; deux mordus de l'Empress,
cumulent plus d'une centaine de plongées sur le site. Lepage passe
une quinzaine de minutes sous l'eau avant de remonter à la surface. Il
appelle à l'aide et, quelques secondes plus tard, il coule.
Le coroner conclura à un accident de décompression.
«Il a sûrement vu quelque chose qui l'a stressé et est remonté trop
vite», croit le moniteur et plongeur d'expérience Antonio Alves, qui
a tenté en vain de réanimer Lepage après avoir été témoin du drame.
Dany Saint-Cyr a plongé pour récupérer le corps de son compagnon.
C'est l'année suivante que Serge Cournoyer, de Sainte-Anne-de-Sorel, paiera aussi de sa vie son engouement pour
l'Empress.
Dans le petit monde des plongeurs expérimentés,
cet accident a beaucoup fait jaser. Selon Antonio Alves, Cournoyer et son
partenaire Michel Abbott, également de Sainte-Anne-de-Sorel, n'avaient
pas prévu pénétrer dans l'épave cette journée-là. Ils n'étaient pas
non plus équipés d'une corde, instrument nécessaire pour retrouver son
chemin dans l'épave où la visibilité laisse à désirer.
Or, on a retrouvé le corps de Cournoyer à l'intérieur
de l'Empress après que Abbott soit remonté seul à la surface. Il
est possible que la victime, qui ne cessait de parler de l'épave depuis
qu'elle l'avait visitée pour la première fois, n'ait pu résister à la
tentation d'y pénétrer.
«C'est toujours tentant, quand on voit un trou,
de rentrer. Mais cinq pieds à l'intérieur, c'est assez pour se perdre
parce qu'on ne distingue plus la sortie», explique le moniteur Alves.
Une âme
L'Empress
of Ireland représente, pour les plongeurs,
l'Everest des mers. Mais ce n'est pas la première raison qui les incite
à y risquer leur vie, année après année. «C'est fou, mais c'est
une épave qui a une histoire, une âme», dit Antonio Alves qui ne
peut s'empêcher d'y retourner; même après qu'une victime de l'Empress
soit morte entre ses bras.
«Effrayant, il n'y a pas d'autres mots. On se
sent attiré, mais il y a toujours, et on le sent, l'âme des milliers de
personnes qui y sont mortes. Cette épave m'a flanqué la frousse, mais
j'y replongerai ! » confie pour sa part Julien sur le site Internet
du Centre de plongée Nepteau.
Le coroner Jean-François Dorval, qui a enquêté
sur le décès de la majorité des plus récentes victimes de l'Empress,
émettra dans quelques jours ses conclusions et recommandations quant
à la mort de Pierre Lepage et Serge Cournoyer.
D'ici-là, l'Empress of Ireland peut s’éveiller
à tout moment et réclamer un autre plongeur trop téméraire...